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François Bayrou : « Oui, je suis heureux. Pourquoi dirais-je le contraire ? »

Slate, 18 avril 2015

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Suite de notre série sur le bonheur en politique, avec François Bayrou. Détaché du milieu politique partisan et retranché dans sa mairie de Pau, le président du Modem a peut-être enfin trouvé le bonheur: proche de sa famille et de sa terre natale, il exerce sa politique et reste convaincu d’être fidèle à lui même. Sans avoir jeté aux orties toutes ses ambitions.

Il faut imaginer François Bayrou heureux. D’ailleurs, il l’est, entouré de ses livres, de ses six enfants et de ses amis, qui survivent depuis quarante ans à la politique et à ses épreuves.

« Oui, je suis heureux. Pourquoi dirais-je le contraire ? Simplement, il ne s’agit pas d’en faire étalage, c’est ridicule, professe-t-il calmement, derrière son bureau en verre où les livres s’amoncellent et semblent pousser sur les murs. J’ai beaucoup réfléchi à cette question du bonheur, à la fois bonheur privé et bonheur d’engagement. Bien sûr, j’ai traversé bien des moments difficiles mais aucun, jusqu’à maintenant, ne m’a découragé. »

Chaque semaine, le président du Modem passe un ou deux jours à Paris, au deuxième étage du siège de son parti, rue de l’Université, à un jet des Invalides. Il enchaîne les interviews, déjeune avec ses équipes, même s’il a conservé une manière de travailler très solitaire. Puis il rentre bien vite à Pau, en avion, où l’attendent sa famille et sa mairie, qu’il a convoitée tant d’années avant d’y entrer enfin en mars 2014. Il y retrouve sa vie, qu’il n’a jamais vraiment quittée, puisqu’il a toujours gardé son « foyer » à Bordères, loin de Paris, cette capitale des ambitieux où il s’est jadis acheté un 50 mètres carrés avec les royalties de son livre sur Henri IV, « du temps où l’immobilier était moins cher » :

« La mairie de Pau, c’est la magistrature majeure en Béarn, expose Bayrou, fier de son équilibre. Nul n’est prophète en son pays, disent les Écritures. Mais ce jour-là, les citoyens ont choisi de me confier la mairie, moi qui suis un fils de la base de cette région. Ç’a été une grande joie. »

C’était aussi le moyen d’effacer, même s’il ne le reconnaîtra jamais, le complexe du politique «qui a réussi à Paris» et pas chez lui.

« Défenseur des pauvres et des orphelins »

Récemment, il a transformé les rencontres littéraires de Pau en vaste salon philosophique, réunissant près de 20 000 visiteurs autour de Florence Aubenas, Luc Ferry ou encore Frédéric Beigbeder. On y dissertait d’un thème dans l’air du temps : le… bonheur. Des magazines jusqu’aux émissions de télévision, en passant par des livres pour « aller mieux » ou « devenir soi », cette idée de « bien-être » obsède l’opinion. Et angoisse certains :

« Comment être heureux ? Comment se réaliser ? C’est une inquiétude et une question pour chacun d’entre nous, reconnaît Bayrou. Et c’est aussi une façon de mêler le monde des idées et le monde sensible, la réflexion et l’expérience personnelle. Pour moi, le bonheur, c’est d’aller au bout de ses convictions, de ses engagements et de ses affections. C’est être fidèle à soi-même, à celui qu’on a été et à celui qu’on sera. Sur cela, je n’ai jamais varié. Je n’aime pas les ruptures et les trahisons. »

Petit, Bayrou avait trois rêves, dont le premier est un peu donquichottesque : faire de la politique « pour être le défenseur des pauvres et des orphelins », écrire des livres et avoir des enfants. Il a commencé la politique à 20 ans, a rédigé quinze livres et a fait six enfants. Sur ces points, c’est certain, il a fait carton plein. Mais cette « réussite » a-t-elle fait son bonheur ? « Le problème, c’est que vous confondez réussite et bonheur. Moi, non… » rétorque-t-il.

Un temps, Bayrou l’admet, il a privilégié « le système », empruntant alors le parcours classique du parfait élu, qui gravira les échelons uns à uns : conseiller général à 30 ans, député à 35 et ministre à 40. Chef de parti dans la foulée. Il fut le bras droit de Lecanuet, Barre et Giscard. Puis tout s’est écroulé en 2007, lorsqu’il parie sur l’indépendance pure et dure.

« On n’est pas là dans cette vie, et spécialement en politique, pour gagner à tous les coups. Ceux qui gagnent à tous les coups sont les démagogues et ceux qui sont prêts à trahir ce qu’ils ont de plus précieux pour obtenir des galons, expose Bayrou. Je n’appartiens pas à cette catégorie.

À la fin des années 1990, je me suis aperçu que la plupart des décisions essentielles étaient prises à l’insu des citoyens. Le monde dans lequel on vivait, celui qu’on présentait dans les émissions de télévision, ce monde-là était une mise en scène. Les vraies décisions se prennent ailleurs. Cela a été pour moi une lente et bouleversante prise de conscience. J’étais un jeune homme politique qui croyait naïvement que la politique était méritocratique, sur le modèle scolaire. Et que les choses se faisaient au grand jour.

Mais tout ceci est une apparence : et pas seulement en raison des origines sociales des gouvernants, des milieux auxquels ils appartiennent, des solidarités qui se construisent entre le pouvoir politique et les réseaux économiques. Le pouvoir, d’un bord et de l’autre, est plein de solidarités sociales – sur ce point-là Bourdieu avait raison. De surcroît, il est très difficile d’accéder au pouvoir sans se soumettre aux deux pôles monopolistiques du pouvoir. Le jour où le système sera pluraliste, il y aura peut-être des chemins. »

Parcours en forme de chemin de croix

Après sa défaite au premier tour de 2012, il appelle à voter François Hollande, « contre [s]on intérêt ». Et reçoit près de 500 lettres de menaces. « Des menaces physiques », tient-il à préciser. Brutal retour de bâton pour celui qui avait fait de Sarkozy l’homme à abattre, notamment dans son livre Abus de pouvoir, auquel il ne retire pas une ligne.

« La folie humaine… J’ai absorbé cette violence et ça ne m’a pas déstabilisé, philosophe-t-il. Tout le monde dans sa vie peut être heureux malgré les échecs. »

Faut-il nécessairement souffrir pour être heureux? « Je n’ai pas cette vision doloriste des choses. » Son parcours, qui s’apparente parfois à un chemin de croix, est guidé par une force qui le dépasse. Une force empreinte peut-être de christianisme, où l’on pense que celui qui endure les pires épreuves est sur le bon chemin.

« Je n’ai pas du tout cette vision du christianisme, dénonce-t-il encore. Je vais à la messe, ce qui paraît improbable dans le milieu politique, et pour moi le christianisme est une religion d’amour. Ce n’est pas “il faut souffrir pour obtenir le salut”. »

Bayrou, qui n’a jamais fait de psychanalyse, reste finalement marqué par l’enfance, comme beaucoup de politiques :

« J’ai toujours ressenti que l’univers dans lequel je vivais était menacé et j’ai été secoué, très jeune, par l’immense fragilité des choses. »

Freud y nicherait ses théories sur la « compulsion répétitive » et l’idée selon laquelle les hommes se transmettent des névroses de génération en génération, sans même parvenir à les identifier. Pendant la guerre de 1914, le petit frère du père de Bayrou, qui s’appelait aussi François (une tradition : les pères et fils s’appellent invariablement Calixte et François) tombe dans la cheminée familiale et meurt de ses blessures. On n’y allumera plus de feu. Et surtout, plus rien ne sera jamais comme avant : la grand-mère de François Bayrou succombe assez vite, à 45 ans à peine, de chagrin. Ajoutons à cela que son père, qui s’est marié très tard, a 42 ans de différence avec son fils. Vous aurez la conjonction de facteurs qui fait dire à François Bayrou :

« J’ai toujours eu le sentiment que la vie était fragile, menacée par la mort. Ça n’a pas manqué : mon père s’est tué dans un accident du travail, il y a plus de quarante ans maintenant. J’ai toujours été marqué par cette précarité-là. J’ai toujours pris la vie en riant, parce que je n’avais peur de rien, et au sérieux en même temps… Donc dans un mélange de joie de vivre et de gravité. »

Comme le dit joliment l’écrivain Sylvain Tesson, récemment miraculé d’une chute de 10 mètres :

« La seule vertu de la souffrance et du malheur, qui n’en ont aucune, c’est qu’il faut faire une métamorphose en soi. »

Violence de la politique

C’est comme si, aujourd’hui détaché du milieu politique partisan, Bayrou retrouvait ses mots et prononçait ce que les autres (et lui) ne pouvaient pas formuler :

« Le bonheur, c’est la plénitude de l’être. C’est quelque chose de l’ordre d’une personnalité qui se déploie. Ce qui est fascinant dans le monde politique, c’est qu’ils ne disent plus jamais rien, ils n’ont plus jamais aucune émotion, ni une formulation nouvelle et surprenante. Ils ne pleurent jamais et ils ne rient jamais. Ils ne savent pas rire d’ailleurs… Ils sont dans une quête, dans une recherche pour monter une marche de plus. Il faut se mettre au bon endroit pour être repéré par le bon type. Ils ne sentent pas qu’on peut entraîner des peuples. »

Chaque geste, chaque mot, chaque ersatz de com’ est interprété, analysé, décortiqué. Du cigare de Manuel Valls aux « dérapages » des candidats FN, des visites éclairs dans les usines aux photos en famille de François Fillon, en politique, parler est devenu une science, alors même que les spin doctors n’ont jamais été aussi critiqués. « Quelle importance que tu bafouilles si tu parles du fond du cœur », glisse Bayrou.

S’il a dévoilé sa vie privée en 2007, laissant entrer les caméras jusque dans sa cuisine, il rappelle que ce « passage obligé » du candidat n’oblige en rien :

« Je n’ai jamais fait de photos “tribu” à Paris Match. D’abord parce que mes enfants n’auraient jamais été d’accord. Un seul d’entre eux l’a accepté, et c’était vraiment généreux. La vie politique pour la famille de ceux qui portent les premiers rôles est incroyablement violente. »

Les victimes de cette violence sont bien souvent les enfants. « Si l’on doit être sincère ou réaliste, il est extrêmement difficile de réussir ses enfants quand on fait de la politique, car la violence de la politique se retourne souvent contre eux », admet Bayrou. De Gaulle, après la naissance de sa fille handicapée, s’est lui-même protégé. Quant à Claude Chirac, le seul moyen d’accéder à son père fut d’être à ses côtés à l’Élysée, en gérant sa communication.

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« Donner au peuple des raisons de vivre »

Sur Chirac, Bayrou se souvient d’une scène qui incarne parfaitement ce mélange, lorsque la politique absorbe tout :

« Avec Chirac, on ne parlait jamais. Il mettait le disque et il s’en fichait. Il vous recevait pour dire qu’il vous avait reçu. Il était à l’extérieur d’une grande politesse et d’une grande jovialité. Mais il se retranchait derrière un regard de saurien, une absolue indifférence. Il ne se livrait pas, juge Bayrou.

Sauf un jour, à un moment très douloureux de ma vie : une de mes filles traversait une anorexie grave et, ce jour-là, on l’avait hospitalisée par décision médicale, sans qu’on puisse entrer en contact avec elle. J’étais désespéré. J’avais rendez-vous avec Chirac. J’entre et il me dit: “Comment ça va?” Je lui dis: “Ça va mal.” Et je lui raconte. Il se trouve que lui aussi avait traversé cette maladie avec l’une de ses filles.

Il s’est alors passé une chose que je n’ai jamais oubliée et pour laquelle je lui suis reconnaissant : il m’a parlé comme un homme parle à un autre homme, un père de famille à un autre père de famille, pendant un long moment. C’était extrêmement émouvant pour moi et c’est aussi la raison pour laquelle je n’ai jamais dit du mal de lui quand il est parti. »

François Bayrou se redresse. Une sorte de pudeur semble l’étreindre. Puis il continue :

« Une fois que cette partie de la conversation s’est terminée, Chirac m’a demandé si je voulais parler de politique. Et il m’a dit : “Qu’est-ce que tu nous embêtes avec les idées.” Le Premier ministre (on était en cohabitation), c’est fait pour que ça ne passe pas trop mal en France. Et le président de la République, c’est fait pour représenter la France à l’étranger. C’est la différence : pour moi, le président de la République est là pour donner au peuple des raisons de vivre. »

Ce jour-là, Chirac avait peut-être donné à Bayrou des raisons d’espérer.

« En politique, vous ne pouvez pas rendre les gens heureux. Et c’est heureux qu’on ne puisse pas rendre les gens heureux, car ce serait du totalitarisme ! Mais transmettre aux gens des raisons de vivre, par une présence véritable, par une vision, avec des mots qui touchent, ça oui. À partir de là, les gens peuvent construire un allant collectif, une sorte de bonheur de volonté pour un peuple. Le bonheur privé, c’est une tout autre construction. »

On est loin du marigot et des coups de billard de la politique. On est loin des primaires et de la présidentielle, qui titille encore Bayrou, sauf si Juppé parvient à battre Sarkozy, qui dit pis que pendre sur Bayrou en privé. Emporté par un certain lyrisme, le président du Modem lâche alors cette dernière phrase, en forme de message subliminal :

« Ce qui a été n’a pas été vain. Ce qui a été est encore. Peut-être même ce qui a été sera… »

 

 

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